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299112 avril 2010 — L’affaire des $388 milliards du coût du programme JSF, la nouvelle estimation prévisionnelle du Pentagone révélée le 7 avril 2010 par InsideDefense.com, fait des vagues. On en ferait à moins. Sur le fait lui-même, qui est l’augmentation du coût du JSF désormais fixé à $158,1 millions l'unité, la nouvelle évaluation n’est pas une surprise; nous dirions plutôt une confirmation… Elle permet donc d’avancer des perspectives audacieuses.
• Observons d’abord que cette récente annonce d’une augmentation a vu le cas du JSF entrer d’une façon encore plus affirmée dans le circuit de l’information “mainstream” non spécialisée. Winslow Wheeler, un des plus ardents critiques du programme, publie le 9 avril 2010, un article sur le site HuffingtonPost, qui est un site libéral-progressiste “généraliste”. (Son article paraît également sur le site du Center for Defense Informations, le même 9 avril 2010.) De même, on retrouve sur le site progressiste de tendance “dissidente” CommonDreams.org, également peu intéressé en général par les matières techniques, une reprise intégrale, le 8 avril 2010, de l’article du Fort Worth Star Telegram du même jour, sur le même sujet. L’extension dans le domaine public du cas du JSF continue à progresser.
• Cette grande publicité donnée à l’information de InsideDefense.com, du journaliste Jason Sherman, a forcé Loren B. Thompson, que nous connaissons bien, à sortir du bois, alors qu’en général il passait sous silence ces derniers temps les mauvaises nouvelles concernant le JSF. Il avait déjà attaqué Sherman une première fois, il le fait à nouveau. Il consacre deux nouvelles très polémiques à cette affaire, contre Sherman, le même jour, ce qui est tout à fait exceptionnel pour lui (Thompson)… Le 9 avril 2010 pour attaquer l’information de Sherman, le même 9 avril 2010, pour répondre à une riposte du même jour de InsideDefense.com à son premier article. Le second article de Thompson est de peu d’intérêt, au contraire du premier qui nous donne, en même temps qu’à Sherman, une leçon d’éthique journalistique. (La leçon première, quant à la situation du JSF par ailleurs, qu’on peut tirer de cet acharnement de Loren B. Thompson est bien entendu que Lockheed Martin est extrêmement inquiet, voire affolé, par ce déluge d’effroyables nouvelles. C’est l’évidence même.)
«On April 7, InsideDefense.com reporter Jason Sherman produced a sensational story on cost growth in the Pentagon's biggest weapons program titled, “Exclusive: DoD Warns Congress JSF Costs Could Skyrocket To $388 Billion By Summer.” It was the latest in a series of reports Sherman has generated from his distant listening post in New York City detailing what he describes as a rapid deterioration in the health of the F-35 joint strike fighter program. The story got some attention because it was picked up by the Pentagon's in-house clipping service, but almost none of Sherman's journalistic competitors chased it, because defense department spokespeople quickly dismissed it as being based on “shaky math.” In other words, the story was wrong. […]
»Reporters often get into such situations when they are covering beats remotely and only have a handful of useful sources. There's a tendency to write the story the way the source wants to see it, for fear that the source might go away if you don't. But at some point, the one-sidedness of the reporting that results begins to raise questions about journalistic ethics, and now other reporters are starting to raise red flags. This is a sore point with me because for years people have been casting aspersions at whatever I write about the F-35 simply because I am a consultant to Lockheed. However, I also advise many of Lockheed's competitors, and it's ridiculous to believe that the New York Times or Reuters would keep calling me if I was producing biased, misleading material. We are all under constant pressure to stick with the facts in order to maintain our credibility. So it isn't surprising that other journalists complain when they see that a reporter is only reflecting one point of view in an important debate.»
• En marge de cette polémique, mais directement liée à elle, il y a un virulent commentaire de Bill Sweetman, que nos lecteurs connaissent bien également. Ce n’est pas la première fois que Sweetman attaque Thompson, et sans doute pas la dernière… Après avoir rappelé la circonstance de la querelle, Sweetman précise (le 9 avril 2010, sur Ares Defense, de AviationWeek.com):
«But then Thompson unloaded on the story this morning, describing it as based on “shaky math” and going on to blast reporter Jason Sherman's ethics, via an unnamed competitor, as “dishonest reporting” and describing the story as “beginning to raise questions about journalistic ethics”. The good Doctor then pre-empts a shower of bricks on his own ethical glass house by acknowledging that he takes money from Lockheed (which I don't believe that he has admitted in his own writings before) and complaining that people think this makes him biased. (I am personally shocked that anyone would think that.)»
Ensuite, Sweetman commente la réponse de Thompson à la riposte de InsideDefense.com, le même jour.
«…Undeterred, Thompson swung back on Friday afternoon – in a post that shifted the attack from the reporting to the validity of the numbers in the SAR, and asserting that “all he [Sherman] is reporting is a shift in the assumptions used to make cost estimates.” (That is technically true inasmuch as the Pentagon's senior leadership is no longer assuming that the JSF team's estimates are accurate.)
»Thompson concludes: “The bottom line on the F-35 program is that the cost of producing each plane in today's dollars will be around $60 million”. That number is barely half the low-end figure given to Congress last month.
»At a certain point, you do have to wonder why Lockheed Martin is paying someone to ridicule the customer's cost-estimating skills.»
Nos lecteurs connaissent Loren B. Thompson. (Litanie et rengaine de notre part, certes.) Cet expert appointé représente un cas remarquable à la fois de corruption achevée et de l’insuffisance de cette corruption achevée du système, c’est-à-dire le système au paroxysme de sa puissance et le système au paroxysme de sa crise à la fois. Que le cas porte sur le JSF, artefact présentant le même symptôme, – cas de puissance extrême et de crise extrême du système, – ne peut que réjouir ce qu’il y a de sensible à la logique structurante dans notre jugement.
Comme on l’a déjà dit plus haut, ce n’est pas la première fois que Loren B. Thompson attaque Jason Sherman. Il l’a fait le 26 octobre 2010 à propos d’une nouvelle qui s’est ensuite révélée juste… (Il s’agissait des résultats de l’évaluation dite JET-II de l’état du programme du JSF, faite par le Joint Estimate Team [JET] du Pentagone.) Cette seconde attaque de Thompson est donc particulièrement infondée, exagérée, sinon vaine et de toutes les façons risquée puisqu’elle met une deuxième fois en doute l’éthique d’un journaliste, après une première fois où la confirmation de la réalité de l’information démentie et contestée par Thompson a montré que cette sorte d’attaque contre Sherman était pour le moins déplacée et imprudente; des deux, finalement, c’était bien Jason Sherman qui avait satisfait à l’éthique de leur métier commun en révélant une nouvelle qui serait bientôt confirmée.
Cette fois, pour cette deuxième attaque, le paradoxe de l’affaire est que Thompson, attaquant Sherman faussement (à notre estime et selon l’évidence générale) pour défendre Lockheed Martin, a montré d’une façon affirmée et écrite que c’était lui-même qui contrevenait évidemment à l’éthique du métier de l’information en étant rétribué dans le sens qu'on sait («…because I am a consultant to Lockheed»). Ainsi le “consultant de Lockheed” (Lockheed Martin) avait (en octobre 2009) mis en cause l’éthique d’un journaliste pour la diffusion d’une information peu agréable pour Lockheed Martin, deux jours avant que cette information ne soit confirmée, et il recommence aujourd’hui, avec le même journaliste, également pour une information peu agréable pour Lockheed Martin, qui est d’ores et déjà quasiment confirmée…
L’“aveu” étonnant du “bon docteur”, comme Sweetman le nomme avec toutes les ressources de son humour britannique, se double de références qui en disent long sur le fonctionnement du système. Thompson juge “ridicule” qu’on puisse mettre en doute son intégrité, et, notamment, qu’on puisse douter qu’il peut juger de l’état du F-35 en toute équité malgré qu’il soit payé par Lockheed Martin, notamment parce que le Pentagone n’a pas (encore) confirmé les informations de Sherman et qu’en général des médias comme le New York Times et Reuters le consultent, sinon lui ouvrent ses colonnes. Ce disant, Thompson nous informe donc du fonctionnement du système. Son “éthique” revient donc au fait de se référer à des sources officielles et d’être consulté en tant qu’“expert”, d’ailleurs souvent avec la précision qu’il est consultant de Lockheed Martin, par des médias qui sont eux-mêmes des représentants incontestés du système. Ainsi nous décrit-il parfaitement le fonctionnement du système de la communication, avec le circuit de l’information se faisant entre divers points, dans des sens divers, – tout cela, “divers points” et “sens divers”, en toute connivence et complicité bien comprises, absolument actées et verrouillées, – cette circulation ayant pour but de “blanchir” l’information.
…Mais nous devrions plutôt écrire “tenter de blanchir” l’information, et cela est évidemment une indication précieuse sur l’état du système. L’“expert” est dans un tel état, d’ailleurs à l’image du programme JSF, qu’il lui arrive de plus en plus de proférer des sornettes qui finissent par faire vraiment désordre. Comme le note Sweetman, vipérin comme tout bon Britannique parlant d’un “cousin” US par les temps qui courent: «At a certain point, you do have to wonder why Lockheed Martin is paying someone to ridicule the customer's cost-estimating skills.»
Il n’y a pas de quoi vraiment s’étonner comme le fait Sweetman, finalement. Il est vrai que recevoir chaque mois un plantureux chèque d’un nombre respectable de milliers de dollars pour dire du bien du JSF place Loren B. Thompson devant une tâche herculéenne. Le plus souvent, il l’affronte par le silence méprisant, mais il y a des occasions où Lockheed Martin exige que sa rétribution soit justifiée. Loren B. s’exécute et il est conduit à écrire des sottises, car comment faire autrement si l’on veut défendre l’indéfendable. Lockheed Martin affirme imperturbablement depuis dix ans que le prix du JSF est entre $40 et $60 millions l’exemplaire. Le Pentagone officiel en est à $130-$158 millions l’exemplaire. (Officieusement, le champ est ouvert à l’imagination poétique du comptable.) Loren B. s’exécute et écrit imperturbablement $60 millions, fait une leçon d’éthique à Jason Sherman, touche son chèque et se ridiculise aux yeux des autres experts non appointés ou moins bien. Tout cela s’explique par une seule chose: la catastrophe du JSF est telle qu’elle ne peut plus être guère contenue dans les bornes du virtualisme, ni dans celles des chèques de Lockheed Martin. Ce qui vaut pour le JSF vaut d’ailleurs pour le reste de la crise du système, qui évolue de la même façon que la crise du JSF.
Admirons tout de même leur automatisme de robot. Il en faut beaucoup pour continuer à rétribuer Loren B. pour écrire ces sornettes, et, pour Loren B., pour continuer à écrire ces sornettes.
Et puis, non, changeons brusquement de point de vue… L’intérêt de Loren B. Thompson, décrit ici comme s’il était un robot avec chèque mensuel, c’est qu’il n’est pas un robot. En d’autres cas, que nous avons déjà mentionnés, ses commentaires peuvent être très intéressants et extrêmement instructifs, – à un point tel qu’on les croirait sortis d’une plume de “dissident” du système, ou, dans tous les cas, d’un opposant extrêmement déterminé, ou bien encore d'un esprit assez neutre mais très lucidement critique. Cela nous conduit à quelques remarques qui, sorties du seul cas Loren B.-JSF, pourtant s’y rattachant dans la mesure où Loren B.-JSF font partie du système, concernent effectivement le système et son état présent.
Si l’on adopte la thèse, que nous débattons dans notre rubrique “DIALOGUES”, selon laquelle nous sommes en partie plus ou moins importante sous l’empire d’un système de type anthropotechnique, ou d’un ensemble de systèmes anthropotechniques, il est évident que Loren B. Thompson représente un exemple convaincant d’un membre éminent (et appointé) d’un tel système. Pour le cas, il est exactement placé au sein du système que Jean-Paul Baquiast présente comme exemple caractéristique d’un système anthropotechnique, le complexe militaro-industriel. Ce qui nous importe alors, c’est d’observer que ce membre éminent du système ne se juge plus du tout lié à lui, disons, “dans l’esprit”. La chronique où il dénonce comme une folie destructrice la poursuite du budget militaire actuel n’est certainement pas de la même plume que celle du chroniqueur qui écrit que le JSF sera vendu au prix unitaire de $60 millions.
Le constat auquel nous conduisent ces remarques très spécifiques mais également très précises est celui d’un renforcement constant de la crise du système, et de la perte du contrôle, ou de la perte d’influence, – ce qui revient un peu au même, – du système sur les créatures qui doivent lui être les plus loyales et les plus fidèles. Cela nous paraît être une illustration de notre thèse selon laquelle le paroxysme de la puissance du système engendre le paroxysme de sa crise, et les serviteurs les plus impliqués dans le système reflètent eux-mêmes cette situation dans ce fait d’une fragmentation de plus en plus évidente de leur jugement, jusqu’à la contradiction même. Les sujets qui concernent directement leurs intérêts continuent à être l’objet de l’alignement imperturbable, voire absurde, sur les consignes du système; ceux qui les concernent moins ou ne les concernent pas sollicitent de plus en plus le domaine critique de leur jugement, jusqu’à des constats qui deviennent objectivement hostiles aux intérêts du système.
Il faut donc admettre que l’emprise des systèmes anthropotechniques sur les psychologies de ceux qui les servent les plus précisément s’avère extrêmement fragile et vulnérable aux pressions engendrées par la crise de ce même système; notamment qu’elles n’annihilent pas ce qui peut subsister de capacité de production d’“esprit critique”, même dans une psychologie acquise au système (car il y a, selon nous, plus de conviction nécessaire et moins de cynisme rétribué qu’on croit, même dans certains jugements absurdes de Loren B.). Les contradictions s’exercent ainsi de plein fouet et donnent des opportunités importantes à des initiatives de “résistance”, voire de contre-attaque. L’important est de montrer, au contraire du système, une extrême souplesse dans l’appréciation des personnes et des groupes qui se situent en fonction de ce système, complètement à son service, complètement sous son influence, – et puis non, après tout, pas si “complètement” que cela…. Le plus grand réalisme est nécessaire, dans la mesure où l’on affronte des automatismes qui n’impliquent aucun engagement fondamental mais bien des circonstances mécaniques. L’important est de trouver l’endroit de la psychologie où glisser le coing qui déterminera la rupture.